ENTRETIEN AVEC MARCO SABBATINI AUTOUR DE
DES INDES À LA PLANÈTE MARS
Comment vous est venue l’idée de ce spectacle sur Hélène Smith et Théodore Flournoy ?
Les prémisses de ce projet remontent au printemps 2011, où j’ai co-animé un atelier d’écriture en compagnie de l’écrivaine genevoise Marie Gaulis aux Maisons Mainou autour d’Hélène Smith et de Théodore Flournoy, dans le cadre du Festival d’Ateliers-théâtre dirigé par Marie-Christine Epiney. Nous avions découvert notre passion commune pour Des Indes à la planète Mars et nous avons décidé de lui consacrer un stage de dramaturgie. Ce spectacle sera d’ailleurs dédié à la mémoire de Marie Gaulis, qui nous a malheureusement quittés prématurément en 2019 et dont j’ai eu l’honneur de mettre en scène en 2013 - en création - la pièce Vénus vagabonde, dont le protagoniste était Ferdinand de Saussure, l’un des personnages dont il sera justement question ici.
L’histoire de ce médium genevois est-elle toujours d’actualité ?
Au cours des dernières années, l’intérêt local et international pour ce chapitre longtemps méconnu de l’histoire de la culture genevoise au tournant du XXe siècle n’a fait que croître : la Bibliothèque de Genève lui a consacré il y a deux ans une exposition ; la Biennale de Venise a exposé en 2022 certaines de ses œuvres artistiques (car notre médium a aussi peint, même si la plupart de ses toiles sont malheureusement perdues) ; et l’étude la plus récente qui lui a été consacrée, Hélène Smith. Occultism and the discover of the unconscious de Claudie Massicotte, publiée à New York en 2023, montre comment le cas d’Hélène Smith a influencé les théories de la créativité, de la dissociation et de l’identité cognitive, à la base des sciences cognitives et des approches pédagogiques les plus récentes (sans parler de l’intérêt que lui ont porté les psychanalystes et les surréalistes : André Breton lui vouait un véritable culte).
Cette histoire a-t-elle déjà été adaptée au théâtre ou au cinéma ?
Oui, il existe un film, tourné en 2008 par Christian Merlhiot et Mathieu Orléans, qui n’a pas été distribué en Suisse mais qui a été projeté au Ciné-club de l’Université de Genève en 2013, dans le cadre du cycle « Univers parallèles », dont j’étais l’initiateur et le coordinateur. Nous avons d’ailleurs invité et interviewé les deux cinéastes français à la fin de la projection. Leur long-métrage, qui peut compter sur l’interprétation de grands comédiens français tels que Mireille Perrier, Édit Scob et Jacques Bonnaffé, s’inspire moins du livre de Théodore Flournoy que des transcriptions des séances de spiritisme conservées à la Bibliothèque de Genève. Et un an plus tard, en 2009, le compositeur genevois Jacques Demierre a proposé une Conférence pour voix et instruments : Des Indes à la planète Mars (d’après Théodore Flournoy), avec la participation de Vincent Barras dans le rôle du conférencier. Mon adaptation, comme on pourra le constater, est assez différente de ces deux œuvres cinématographique et musicale.
D’où vous vient votre fascination pour cette histoire ?
L’homme a de tout temps imaginé d’autres dimensions au-delà du monde visible dans lequel il est confiné. De la philosophie platonicienne à la tripartition dantesque de l’au-delà, des voyages de Gulliver à ceux d’Alice au pays des merveilles, des tables tournantes aux mondes virtuels, l’histoire des arts, des idées et des croyances regorge d’univers parallèles. Parmi ces courants, le spiritisme n’a guère duré plus d’un demi-siècle, mais il coïncide chronologiquement avec une période absolument essentielle de notre histoire, celle qui voit naître à la fois la psychanalyse et la physique quantique.
En tant que médium, la genevoise Élise Müller (alias Hélène Smith) a suscité l’intérêt de Théodore Flournoy, professeur de psychologie dans notre université, mais aussi celui de Ferdinand de Saussure. Hélène Smith voyageait dans des mondes parallèles - l’Inde, la planète Mars -, inventant ou réinventant, par le biais d’une troublante glossolalie, des langages passés (le sanscrit, dont Saussure était un spécialiste) ou carrément extraterrestres (le martien). Face à l’émergence de plus en plus probable d’une société tendant à la « technicisation continue » de l’humanité (comme le prévoit Éric Sadin dans La société de l’anticipation, 2011), une telle histoire révèle la part d’altérité et d’irrationnel que l’être humain porte en soi depuis des millénaires et que l’on retrouve aussi bien dans les voyages mentaux d’Hélène Smith que dans les mondes fantastiques d’un Lovecraft, mais elle inaugure aussi - dans son apparente naïveté - le nouvel horizon de recherche d’une science qui, bien au-delà des limites jadis posées par la philosophie et les religions, s’interroge désormais sur les principes mêmes qui ont rendu possible la vie intelligente.
Parlez-nous de la rencontre de Théodore Flournoy avec le médium genevois et le spiritisme !
Élise Müller a 32 ans lorsqu’elle est présentée à Théodore Flournoy qui, intrigué et curieux, décide d’assister aux séances de spiritisme que donne cette modeste employée de commerce, en proie à d'étranges visions et hallucinations. Depuis plusieurs décennies, à partir des années 1840, l’Europe et l’Amérique s’étaient passionnées pour ce qu'on appelle le spiritisme, doctrine selon laquelle l’esprit survit après la mort et peut communiquer avec les vivants grâce à des personnes possédant la faculté de dialoguer avec l’au-delà, les médiums. Parallèlement, sous l’impulsion de l’occultiste Helena Blavatsky, naît la théosophie, dont le recours doctrinal à un sanscrit composite et anachronique influencera le médium genevois. On est en 1894, la réputation d’Élise Müller, qui deviendra célèbre sous le pseudonyme d’Hélène Smith, est en plein essor et Flournoy, de son côté, vient d'obtenir la chaire de psychologie à la Faculté des sciences de Genève. Leur rencontre marque un tournant décisif dans la carrière du médium qui se livre alors, pendant plus de 6 ans, à deux grandes explorations médiumniques sous l’influence d’un esprit-guide répondant au nom de Léopold, alter ego de Cagliostro : celle de l’Inde, où elle communique en sanscrit, et celle de la planète Mars, dont elle « pratique » la langue. À partir de 1895, Théodore Flournoy étudie les états de transe d’Hélène Smith et consacre au subconscient de la médium genevoise un long essai intitulé Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie (1899), récoltant aussitôt un grand succès local et international. Un livre qui illustre l’étrange rapport de fascination qui s’établit entre le savant et cette Genevoise hors du commun. Flournoy considère en effet la jeune femme comme un sujet d’analyse mais ne s’aperçoit que graduellement qu’il constitue lui-même, dans son rapport avec Hélène Smith, non pas un simple témoin neutre et objectif mais un formidable amplificateur des facultés créatives du médium.
En quoi votre spectacle se différencie des œuvres préexistantes et qu’avez-vous voulu raconter ?
Mon texte est le fruit d’un très long travail de documentation et s’inspire de multiples sources, à commencer bien sûr par Des Indes à la planète Mars. Je n’ai pas voulu me limiter à la période où Élise Müller a fréquenté Théodore Flournoy mais j’ai souhaité rendre compte aussi de la phase successive de son activité, où elle devient peintre mystique et vit dans une relative solitude. C’est pourquoi l’action de la pièce se situe en 1920 à une époque où le médium a depuis plusieurs années délaissé les séances de spiritisme pour se consacrer à une forme de somnambulisme pictural qui suscite autant d’intérêt de la part de la presse et du public que naguère ses exploits spirites. Tous les événements relatés, commentés ou revécus par les deux protagonistes sont vrais, rien n’est inventé, sauf bien évidemment la dimension fantastique de leur rencontre et l’interprétation que je propose de leur parcours. J’ai souhaité que notre spectacle soit à la fois documentaire et romanesque, en jouant ouvertement le jeu de la fiction.
Quelle en est la trame ?
L’action se déroule donc en 1920, l’année où disparaît Théodore Flournoy. Au milieu de la nuit, alors qu’elle travaille à un nouveau tableau tout en se remémorant sa vie passée, Hélène Smith découvre avec surprise que son habituel guide spirituel Léopold a passé le relais à un autre personnage, l’esprit de Théodore dans sa première incarnation, celle d’un prince indien du XVème siècle. Cette mystérieuse présence la conduit à reparcourir les moments principaux de l’expérience qu’ils ont jadis partagée : surmontant les malentendus qui les ont éloignés l’un de l’autre et affrontant les non-dits, les deux personnages revivent ainsi les principales étapes de leur étrange et passionnante histoire. Le spectacle propose, avec une empathie non dissimulée, un portrait d’Élise Müller, de ses exploits médiumniques et de son parcours existentiel, mais explore aussi et surtout sa relation complexe et contradictoire avec Théodore Flournoy.
S’agit-il d’une histoire d’amour, comme certains l’ont écrit ?
Si l’histoire d’amour - si amour il y eut - entre cet homme de science et son sujet d’étude n’aurait jamais pu être vécue ni envisagée en tant que telle, ces deux êtres en apparence si différents finissent par former une sorte de couple platonique où se lisent en filigrane les interdits, les non-dits, les tabous d’une société encore terriblement corsetée, qui n’accorde à la femme qu’un statut social et moral très limité. Le spectacle se concentre donc sur la rencontre entre d’un côté une femme qui trouve dans la médiumnité un formidable espace de liberté mentale et de conquête sociale et, de l’autre, un savant ouvert aux nouvelles dimensions de la psyché, y compris dans leur déclinaison spirite, et faisant preuve d’une curiosité rare et audacieuse dans le milieu académique contemporain. Élise Müller, au sein d’un dispositif inédit pour l’époque (mais en écho avec les études genre telles que nous les concevons aujourd’hui), trouve dans les méandres de sa psyché et dans l’invention « inconsciente » de langues imaginaires les clefs d’un dialogue « autre » et audacieusement intime avec son interlocuteur masculin. Alors oui, il s’agit bien d’une histoire d’amour, si l’on admet l’idée que les plus belles histoires d’amour sont souvent celles qui n’ont pas pu ou su se dire.